Le Monde Diplomatique. Février 2020
Article de Frédéric Pagès Le Canard enchainé
Depuis un long siècle Malévoz accueille un hôpital psychiatrique et depuis une petite décennie un quartier culturel. Dans ce lieu entre deux mondes, un ouvrier échappé de la chaîne rencontre un naufragé solitaire comme un improbable vendredi. Ils parcourent ensemble la ville et les lieux à la recherche du meilleur.
Ce document en est le témoin et servira de preuve
Gabriel Bender
Jean Baptiste Para:
Je ne savais rien de Silen Larios lorsqu’en 2016 une première version de La Tour de Malévoz est arrivée avec le courrier du jour à la rédaction de la revue Europe. L’auteur indiquait sobrement qu’il avait travaillé comme ouvrier à l’usine PSA d’Aulnay et qu’il avait publié un premier livre présenté comme un roman, L’Usine des cadavres. Un écrivain issu de la classe ouvrière n’est pas un profil courant en France. Ce n’est pas cette singularité qui nous a conduits à retenir pour publication dans la revue quelques pages du livre, alors en quête d’éditeur, c’est le texte lui-même. Mais sa provenance avait sans doute éveillé de notre part un surcroît d’attention. Il se trouve que nous avons eu dans notre équipe, au fil du temps, plusieurs rédacteurs qui étaient pour une très large part des autodidactes et je me suis rappelé, en recevant le texte de Silen Larios, ce qu’écrivait à ce propos Novalis : « Un autodidacte, avec les défauts et les imperfections de son savoir, dus évidemment à son mode d’apprentissage, est pourtant grandement avantagé dans la mesure où chaque idée neuve qu’il s’approprie fait aussitôt partie de la communauté de ses connaissances et se mélange au tout de la façon la plus intime, ce qui permet alors des liaisons originales et de nombreuses nouvelles découvertes. » La voix de Silen Larios dans La Tour de Malévoz m’a d’emblée semblé singulière, avec quelque chose en elle d’indompté, une énergie un peu sauvage, prompte aux embardées inventives et tout entière portée par le feu d’une nécessité intérieure. Ce n’est pas si fréquent, et c’est déjà beaucoup.
La vie comme puits d’émotions
L’amour comme source d’inspiration
Artiste autodidacte multi-tâches, je suis né le 4 octobre 1974 dans la commune de Sierre en Valais.
1995 , je découvrais l’imagerie informatique avec Photoshop et sur le moment ce fût la révélation.
Cependant après plus d’une dizaine d’années de création, ce moyen semblait ne plus me suffire. Alors, je décidais que je devais évoluer. J’avais besoin de
quelque chose de plus physique. Une fois le pinceau en main. Je compris que je venais découvrir mon meilleur ami ou mon pire ennemi..
Donc, il y a maintenant un peu plus de 5 ans, je suis revenu au crayon et au pinceau, mes premiers amours. Je pratique une peinture et un dessin
sauvage, naïf et brut, avec un trait incisif et nerveux. J’aime la spontanéité dans l’exécution d’une œuvre.
Aujourd’hui, mon art aspire à un peu plus de sérénité et de précision, mais il raconte toujours une histoire, une émotion et se veut toujours brut,
underground et en dehors des codes.
La peinture est devenu un mode de vie, une idéologie, une façon de penser et un besoin vital qui me permets de bien faire la balance avec toutes les
énergies de mon existence qu’elles soient bonnes ou mauvaises, et de ne pas rompre le fragile équilibre de la vie. C’est en quelque sorte une manière de garder un pied dans la réalité, et de ne
pas sombrer.
Une immersion en milieu psychiatrique
Début 2015 sera marqué par une résidence artistique de 4 mois, au quartier culturel de l’hôpital psychiatrique de Malévoz, à Monthey. Ce fût une
période créatrice très intense, ponctuée d’un panel de sentiments étranges et variés qui allaient de l’angoisse à la joie, de l’euphorie à la fatigue la plus extrême. Un peu comme si le lieu
s’immisçait en moi, au sein de mon esprit. Comme s’il voulait me raconter son histoire, me montrer, me faire comprendre quelque chose d’important.
La position de l’artiste dans un endroit comme celui-là est très particulière. Il se doit de s’imprégner, de s’imbiber de toutes les choses qu’il voit et
qu’il entend, des sensations qu’il perçoit jusqu’à plus soif encore plus qu’ailleurs. Et ce genre d’endroit est un réservoir énergétique et sensoriel incroyable autant du côté du clair que du
sombre. Et là, immédiatement, une interrogation surgit : quelle direction artistique allais-je prendre ? Et ce que je dois retranscrire la douleur, la maladie et la « folie »
ou bien au contraire, à l’opposé peindre la beauté, le bonheur et la lumière. Ma prise de position fût rapide et sans appel. Je n’étais pas là pour rajouter une couche aux malheurs des patients,
mais bien pour leur faire oublier un cours instant les durs aléas de leur existence et de leur maladie. Dès lors, je décidais que mes créations seraient colorées, lumineuses et étincelantes. Pour
ce faire, j’ai utilisé de petits miroirs, des paillettes, des pierres de pacotille et des couleurs chaudes. J’y ai réalisé plusieurs peintures ainsi que 2 statues récup’art l’une représente un
ange médusé et l’autre un loup morpho-schizophrénique. Je n’ai pu cependant échapper à ce qu’un gros grain de « folie » ne s’immisce dans mes réalisations.
Philippe Fagherazzi
Une parenthèse
Jean-Pierre Brèthes
Le narrateur, auteur d'un roman racontant une grève, ouvrier d'usine à la chaîne en région parisienne, est invité en résidence d'écrivain de deux mois à l'hôpital psychiatrique de Malévoz, dans le Valais suisse. Première impression : « La tour de l’hôpital psychiatrique de Malévoz s’aperçoit au loin dans les cimes helvètes. La brume matinale la rend irréelle. » Il découvre aussi la raffinerie de la vallée et des usines qui crachent la fumée. Lui qui venait pour oublier...
Rapidement, il s'installe et découvre un univers absolument nouveau, celui d'un hôpital psychiatrique ouvert : « Nous accueillons des êtres
souffrant de troubles, nécessitant prioritairement le soulagement d’une souffrance existentielle ou relationnelle !... » Il fait connaissance avec le personnel, les patients, les lieux. Au
fil des rencontres, il s'apprivoise et se fait apprivoiser. Il oublie un peu l'usine et ses déboires syndicalo-politiques, ses névroses, comme il dit.
« Ici qui est docteur, qui est patient ?... Mystère !... », lui confie Pablo, le moine, surnommé Saint Nicolas, lecteur de Céline et de Proust.
Chaque personne rencontrée lui appose le sceau d'une souffrance aussi bien que d'une capacité à la surmonter, bien souvent par l'art, la musique, la littérature, la joie. Le narrateur trouve ici
comme une famille dans laquelle il se sent bien : il peut parler de l'Argentine avec Lenka, la psychologue, d'usine avec Pascal le syndicaliste, de voitures anciennes avec Valentin le
pianiste, rêver d'Elsa la Polonaise, rescapée des camps (?), admirer la manière dont Alain, le fou lunatique, fait fuir les dames patronnesses, écouter les homélies de Saint Nicolas, le moine
revenu de tout, ou les discours de Lili, la gitane diseuse de bonne aventure et d'Anaïs, la comédienne ambulante...
Les nombreux pavillons sont visités d'un jour à l'autre ; ici, on fait du théâtre, là, de la musique, ailleurs, de la peinture, du jardinage ou bien on découvre cette Maison des damnés, où on rejoue en vrai M. le maudit de Fritz Lang. Et on prépare, sous la houlette de Dominique, son grand ordonnateur, la fête de Sainte Dympna, patronne des malades mentaux. Il s'agit de créer "Malévoz Quartier culturel", et comme dit le grand chef, « ce n'est pas un seul, mais désormais trois grains de folie qui sont introduits sur le site de l'hôpital psychiatrique montheysan !... Soit une galerie d'art, une salle de théâtre de 90 places et, dernièrement, un bâtiment comprenant buvette et résidence pouvant accueillir une quinzaine d'artistes !... Anciennement unité de soin ou atelier d'occupation des patients, les espaces en question étaient sans fonction durant une douzaine d’années !... » On va y faire du théâtre, de la chanson, des jeux de rôles, on va ripailler, et les artistes en résidence sont amenés à apporter leur contribution. Ce sera le clou de la résidence.
Le narrateur écoute (« Les yeux fermés, c’est d’une époque l’autre... D’un enchantement musical l’autre... »), il participe aux conversations, il entend les uns protester : « Les premiers marginaux ce sont les sans-boulot !... Les sans-argent !... Ceux-là, ils sont vraiment fous !... Ils se laissent faire !... Ils sont résignés !... Leurs malheurs les conduisent vers des sauveurs illusoires qui aggraveront plus le sort commun !... », il se découvre lui-même : « Je suis un humaniste avant tout !... Je perçois les rapports humains sous cet angle-là !... J’échange des idées et impressions avec le maximum de personnes que la vie fait rencontrer !... »
Il réfléchit aussi à sa manière d'écrire : « Mon principal péché d’orgueil, le style !... Il est décelé par les amoureux de la littérature profane au monde prolétarien !... » Il participe à une soirée dansante, très inspirante : « Toutes les danses avec Senta. Le bonheur éphémère est la preuve qu’il faut savourer l’instant présent. Mes idées noires sont loin. Elles reviendront plus tard. Le but de la vie est la recherche du bonheur. Pourquoi le malheur ?... », et il fréquente également les bistrots de la vallée, toujours à la rencontre des êtres humains.
Il se promène aussi dans la nature, tente l'ascension du pic voisin : « L’accession est dantesque... Pas d’EPO pour grimper... La visite royale doit se mériter... Enfin du plat... Pas pour longtemps... Le dénivelé qui reprend me place à bout de souffle... Par miracle, j’aperçois l’antichambre du palais... C’est un cercle de montagnes titanesques... Le courage revient... Après un ultime effort, je rentre enfin dans la demeure du monarque protecteur... Sa cour est composée des arbres les plus étranges et variés... Un banc surmonté de sigles héraldiques est installé pour présenter ses salutations au dynaste... Des aulnes gigantesques sont sa couronne... Descendant d’une cascade à flanc de montagne glacière, le roi m’apparaît sur son trône : Je suis le garant de l’équilibre du lieu à travers les siècles !... Les envahisseurs sont rendus de pierre par mes eaux !... »
Il relate ses conversations avec Lenka, qui a travaillé aussi en prison en Argentine : « Un prisonnier lit des poèmes qu’il a écrits !... Quand il arrive à l’adieu à son ami suicidé !... Une tristesse se sent dans sa voix !... L’émotion s’installe !... Il pleure à chaudes larmes comme un petit enfant !... Ses compagnons d’infortune lui font des petits câlins répétés sur l’épaule !... Cet instant devient un moment de liberté !... Pour un prisonnier, la dignité veut dire quelque chose !... La reconquérir est la première victoire sur son malheur !... Après des inondations terribles dans la région de la prison !... Ils ne se sont pas posé la moindre question !... La moitié de leurs rations alimentaires parvenait à l’orphelinat de Santa Fe !... Un condamné à une longue peine correspond depuis avec un petit orphelin !... Il le verra grandir !... Les moments passés dans les prisons me faisaient oublier la fureur du monde extérieur !... À présent j’ai du mal à croire que des êtres humains expient dans cet univers inhumain !... L’émotion me vient encore en pensant à l’humanité qui arrive à y rentrer !... Elle pénètre comme un petit oiseau à travers des barreaux !... »
Ou, lors d'une promenade avec Anaïs, « heureuse surprise : "De l’ail d’ours dans l’herbe !..." Elle fait sentir les feuilles vertes, l’odeur est exquise. Anaïs me précise : "C’est très bon en salade !... » Il admire le paysage grandiose : « Le chemin est constellé de granits de toutes sortes, déposés là au fil des millénaires après la dernière glaciation... Une suite de blocs erratiques nous conduit à un cimetière d’arbres, le maître des lieux, roc gigantesque, a fait son œuvre, il crée un sanctuaire... » Aussi bien qu'un vieux cimetière abandonné : « La vue de tombes oubliées augmente le climat d’étrangeté. La grandeur de l’endroit attire notre attention sur leurs petits nombres disséminés. Elles semblent dérisoires. Au milieu, un dolmen annonce être le maître de l’espace. »
Mais il met lui aussi son grain de sel dans les conversations et met à jour devant les autres « une de mes fameuses névroses : Il faut apporter
des grains de folie !... Il faut des électrons libres !... Des jokers comme dans Batman !... Pour mettre des coups de pied dans les fourmilières des enlisements fatals !...
Ils sont partout les enlisements fatals !... À tous les niveaux !... Pas que dans les organisations sectaires !... Partout celui qui veut sortir des sentiers battus est
marginalisé, isolé !... » Il nous fait comprendre qu'ici, la « folie est réintroduite dans le domaine comme aux temps glorieux !... Le meilleur antidépresseur, la quête du
bonheur !... Faire bouger les ordres établis !... » Comme dit Dominique : « La crise s’intensifie !... Beaucoup se retrouvent sur le carreau !... Seules des
initiatives dingues construisent la sagesse et peuvent faire accoucher un monde plus humain au fil des jours !... Les fous !... Les marginaux font peur !... Dans une société en
perdition ce sont les seuls qui peuvent défier tout les pouvoirs !... »
Voilà, l'univers psychiatrique se révèle un lieu de vie, tout au moins ici à Malévoz, et, en l'espace de deux mois, le narrateur revient prêt à entériner
les propos du médecin-chef : « Le milieu hospitalier a tendance à avoir un côté normatif !... Or on a besoin que l'hôpital psychiatrique soit en quelque sorte un bordel
organisé !..., un lieu organique, vivant. En ce sens, j'ai envie de dire qu'avec les artistes, on introduit enfin la folie à l'hôpital !... »
En fin de compte, le retour à la vie « normale » sera difficile. Dans son dernier rêve, la reprise du travail, autre forme de folie, le rattrape
sous la forme de la montée des marches de la tour qui surplombe Malévoz, où il imagine retrouver Elsa, son obsession : « Dans quel dédale cauchemardesque suis-je engouffré ?...
L’escalade se poursuit !... inéluctablement comme un sablier qui coule qu’elle se poursuit !… On ne peut se soustraire impunément au monde extérieur !… La tragédie en marche rattrape
inéluctablement !… Tôt ou tard les chemins de traverse débouchent sur la grande route !… Toute tracée en chemin elliptique, la grande route !... La roue qui tourne !...
Montées raides !... Escarpées les marches !... Tumulaire l’endroit !... La bénédictine de l’autre jour est croisée !... Elle descend !... Impossibilité de retour
arrière !... Trois !... Trois !... Trois !... La montée !... » La métaphore est limpide : le travail à la chaîne l'attend !
La tour de Malévoz est un récit en quelque sorte initiatique. Le narrateur, qui se trouve à la croisée des chemins, à la suite de la publication de son
premier roman, et qui sait que son emploi est menacé par les fermetures d'usine et délocalisations de plus en plus fréquentes, fait ici l'expérience d'un type de vie à la fois tout à fait
différent, et pourtant qui lui est apparenté. Simplement, ici chacun a quitté sa vie établie, ne s'est pas réfugié « dans la réalité qui demande la réussite professionnelle !...
Familiale!... » et sait cependant qu'il « est dur de vivre hors des sentiers déterminés !... »
Chemin faisant, l'auteur convoque des écrivains à la rescousse : Marcel Proust bien sûr (car on est bien ici, d'une certaine manière, à la recherche du temps perdu), Louis-Ferdinand Céline (et sa folie dantesque), Balzac (il y a là un condensé de comédie humaine), Lautréamont (ou le surréalisme en liberté, sans les injonctions sectaires d'André Breton), Joris-Karl Huysmans (avec ce superbe exergue : Ah ! S’écrouler dans le passé, revivre au loin ne plus même lire un journal, ne pas savoir si des théâtres existent, quel rêve !), George Orwell (qui a si bien défini le monde qui nous entoure), Antonin Artaud, qui pourrait être le saint patron des internés psychiatriques, Jules Verne ou les grands romanciers russes du 19ème siècle. Mais il n'est pas avare non plus de ses admirations cinématographiques (Maurice Pialat, Jean Cocteau, Robert Bresson, les vedettes du cinéma classique hollywoodien, Fritz Lang) ou musicales : on croise successivement Debussy, Malher, Wagner, Bruckner, Reynaldo Hahn, qui colorent de leurs tonalités sonores les mouvements du livre.
Il faudrait dire un mot de l'écriture de Silien Larios. Très influencée par le style célinien, notamment par l'emploi fréquent du « ! » et des
« ... » pour clôturer ses phrases courtes, hachées, rageuses souvent dans la dénonciation des maux de notre temps, elle sait aussi prendre des parcours plus sinueux pour exposer une
admiration quasi poétique devant les paysages de montagne. Les dialogues sonnent juste, même si, comme l'auteur nous en prévient, « Tout le raconté dans ce roman, lieu, personnages, action,
est imaginaire !... Absolument fictif! La seule réalité se trouve dans un ailleurs !... »
Je l'avoue, on apprécie beaucoup d'être dans ce fictif-là !
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